Que trouve-t-on chez Ellul qui intéresse les tenants contemporains de la décroissance ? Jacques Ellul est un pamphlétaire, sociologue et surtout théologien peu connu en France malgré la cinquantaine d’ouvrages qu’il a publiés. Son œuvre est composée de deux grands volets indissociables, une réflexion sur la Technique et une réflexion théologique. Pour cet universitaire bordelais des années 50, toujours resté marginal dans l’université française, la sociologie, la philosophie et la théologie, entre lesquelles il ne fait d’ailleurs pas beaucoup de différence, amènent à une critique du progrès et de la technique comme système de déshumanisation. Son œuvre est enracinée dans une pensée religieuse orientant une critique du monde moderne. Pour Jacques Ellul, la Technique, qu’il distingue de la technologie, est pensée comme un fait social total structurant l’ensemble de l’ordre social. La technique est un véritable système, un dispositif de rationalisation du cosmos générateur d’outils modifiant complètement la vie des individus. Le terme de technique recoupe alors un ensemble assez hétérogène d’éléments, un système de croyances basé sur le mythe de la Raison et du Progrès. La science est de l’orgueil, un déni de la mort lié à un abandon de la spiritualité. L’homme pense pouvoir lutter contre sa finitude en analysant et objectivant le cosmos de manière à le maîtriser et le prévoir. Cette maîtrise et cette prévision amènent à la transformation des conditions sociales et technologiques des êtres humains. Pour Ellul, cette vision relève de la croyance, qui s’est, hélas selon lui, déplacée du sacré classique à la science. Toute représentation du futur n’est donc pensable que de manière indescriptible et indéfinie. La seule chose que je peux savoir c’est que je ne saurais jamais rien. En cela d’ailleurs, Ellul reprend sans le citer les bases des analyses pessimistes de Nicholas Georgescu-Roegen. Pour Ellul, l’idée de Raison n’est que la traduction d’une déraison qui veut tout maîtriser, modifier, normaliser. Et ceci se traduit par le développement et la croissance du système économique. Mais plus que cela, ce sont toutes les activités humaines qui sont passées au crible de son analyse. Du rock à l’art contemporain en passant par l’informatique ou la publicité, Ellul essaye de montrer comment toutes les activités humaines ont perdu leur sens en se technicisant. Cette technicisation correspond pour Ellul à une étatisation, une bureaucratisation et une militarisation inéluctable de l’ordre social. Sans nuance, il nous décrit une humanité totalement dépossédée de son être par la Technique. La technologie est alors comparée à du « terrorisme feutré ». La terreur règne grâce à l’acclimatation progressive des individus au divertissement et aux gadgets techniques. Les objectifs d’efficacité et d’uniformisation sont les maîtres mots du système social occidental contemporain. C’est pourquoi selon lui, il faut s’attaquer au système productiviste qui cherche une croissance permanente de l’efficacité et de la production. Il faut refuser le développement qui transforme les structures sociales traditionnelles pour les remplacer par un égoïsme et un individualisme cachés dans les oripeaux du système technique. La technique empêche les interactions symboliques entre les individus. La technique ne supporte pas les « discriminations irrationnelles » et les « structures fondées sur la croyance ». La technique déstructure les sociétés avec son « exigence d’égalité » qui est le produit de l’application illimitée de la technique ». Et il semble le regretter, « toute inégalité, toute discrimination (par exemple raciale), tout particularisme sont condamnés par la technique car celle ci ramène tout à des facteurs commensurables et rationnels ». C’est ce rôle social de la technique qu’Ellul déplore. Il affirme en ce sens : « La technique […] présuppose un univers à sa propre dimension, et par conséquent ne peut accepter aucune limite préalable. Tout le monde est d'accord pour déclarer que la recherche scientifique doit être libre et indépendante. De même la technique. Si bien que nos modernes zélateurs pour l'abolition de la morale sexuelle, de la structure familiale, du contrôle social, de la hiérarchie des valeurs, etc., ne sont rien d'autre que les porte-parole de l'autonomie technicienne dans son intolérance absolue des limites quelles qu'elles soient : ce sont de parfaits conformistes de l'orthodoxie technicienne implicite. Ils croient combattre pour leur liberté mais en réalité, c'est la liberté de la technique, dont ils ignorent tout, qu'ils servent en aveugles esclaves du pire des destins. » Tel un « processus cancéreux », la technique détruit la société.
La sortie du système technicien ne peut se faire que par une conversion spirituelle. L’écologie est alors consubstantielle d’une reconstruction spirituelle des « personnes ». Jacques Ellul sera d’ailleurs lié dans les années trente aux cercles personnalistes d’Emmanuel Mounier. On retrouvera cette conception écologique assez clairement expliquée dans son analyse de la ville. Car pour lui la ville est par excellence le monde de l’homme créé par lui et pour lui, mesure de sa grandeur, expression de toute civilisation, mais en même temps le témoin de la démesure humaine, œuvre de l’avidité d’argent et d’ambition, dont les hommes deviennent esclaves. Filant la métaphore biblique, Ellul compare la ville à Sodome et Gomorrhe et Babel. Elle est conçue comme un lieu de perdition. La Ville est maudite puisque son premier fondateur n’est autre que Caïn, responsable d’un fratricide. On retrouvera d’ailleurs ce type de critique chez Bernard Charbonneau dans son ouvrage « Le jardin de Babylone » qui dénonce les méfaits de Mégalopolis la « ville totale ». Cette même critique est reprise quasiment mot à mot de nos jours par Pierre Rabhi et les décroissants. L’écologie ne peut être que rurale. Ainsi, Pierre Rabhi et les décroissants réactivent le modèle d’une campagne pure, d’une « douce France » qui trouve un écho, de nos jours, au vu de la peri-urbanisation généralisée et paradoxalement suite à la disparition des ruraux après le « triomphe de l’urbanité ». La ville est dénigrée pour ce qu’elle porte comme image de « progrès » et de « centralité ».
Pour Ellul, le refus du système technicien et de tous les aspects du monde moderne se fait au nom de la liberté que crée l’Evangile. L’être humain doit se retrouver grâce à la foi. S’inspirant de l’Ecclésiaste et considérant que « vanité tout est vanité », Ellul estime que c’est dans l’ascétisme que se trouve l’alternative au système technicien. Cette libération ne peut pas avoir lieu dans le cadre politique car la suprématie de l’aliénation technique rend la politique impuissante. Pour Ellul, l'homme occidental moderne pense à tort que tous les problèmes sont susceptibles d'une solution par la politique, laquelle devrait réorganiser la société. Or, selon lui, la politique ne permet de résoudre que des problèmes administratifs, des problèmes de gestion matérielle de la cité, des problèmes d'organisation économique. Elle ne permet pas de répondre aux problèmes personnels, celui du bien et du mal, du vrai et du juste, du sens de sa vie, de la responsabilité devant la liberté... Cette conviction que les affrontements intérieurs de la personne comme la réalisation extérieure des valeurs sont affaire collective et trouveront leur solution dans l'aménagement politique n'est que la face mystifiante de la démission personnelle de chacun devant sa propre vie. Selon lui, c'est parce que je suis incapable de réaliser le bien dans ma vie que je le projette sur l'Etat qui doit le réaliser par procuration à ma place. C'est parce que je suis incapable de discerner la vérité, que je réclame que l'administration la discerne pour moi. Le salut est alors apolitique, individuel et spirituel. Ellul n’aura d’ailleurs de cesse de chercher à mélanger christianisme et anarchie dans une critique du pouvoir et de toutes les institutions. Le salut ne viendra donc que suite à une disparition des institutions, notamment de l’Etat, et au retour de la liberté des individus, plus précisément des « personnes ». Car tous les Etats ont révélé leur vraie nature dans les systèmes totalitaires que sont le nazisme et le communisme. Des systèmes comparables au notre par l’emprise des dispositifs bureaucratiques et techniciens qu’ils valorisent. Tout système politique est alors comparé à un système de propagande. On trouve quasiment la même argumentation chez Bernard Charbonneau, ami bordelais de Ellul qui poussera encore plus loin l’aspect libertaire de cette critique du système capitaliste et technique.
Devant un tel système, l’homme est totalement dépossédé. L'espoir de transformer le monde est faible. Ellul ne voit alors que l'espérance, au sens religieux, pour s’opposer au monde. Pessimisme et espérance sont donc liés car l’espérance passe par la critique de toutes les illusions. La critique de ce monde moderne est totalement enracinée dans le message biblique. On retrouve, comme chez Nicholas Georgescu-Roegen, l’idée d’un processus de destruction, mais non fondée sur des notions de physique ou de biologie. La spiritualité, le retour à l’essence de l’Etre est le seul moyen de lutter contre ce « cancer » qu’est le système technicien. Le discours d’Ellul comme tout discours spiritualiste est très fortement lié à l’angoisse de la mort que crée le monde moderne.
Jacques Ellul, Sans feu ni lieu : signification biblique de la Grande Ville, Paris, Gallimard, 1975.