L’ensemble de la classe politique, « toutes sensibilités confondues », est productiviste : hors de la croissance, point de salut. Quoi de plus normal au fond, dès lors que les partis se font les relais de leurs électeurs et que la quasi-totalité de ceux-ci se rangent au fétichisme de la marchandise, pour reprendre la belle formule de Marx ?
Ce qui en revanche pose problème, c’est que la majorité des militants se disant désireux de « changer le système » ne semble nullement avoir intégré cette donne et – du coup – se perd dans une interprétation erronée dudit système.
L’idée que nos sociétés, sous couvert de démocratie, sont entièrement guidées par des chefs d’État eux-mêmes aux ordres d’une poignée d’oligarques est évidemment juste. Mais le drame est que cette idée tient lieu d’analyse exclusive et se réduit à un schéma manichéen : les bons à gauche (ou « à gauche de la gauche »), les autres en face.
Une chose pourtant ne colle pas dans cette équation, résumons-là au risque du simplisme : si les dominants sont numériquement ultra-minoritaires et les dominés ultra-majoritaires, comment se fait-il que les contestataires restent ultra-minoritaires et que révoltes et révolution se fassent éternellement attendre comme jadis on attendait Godot ?
Marx, encore lui, expliquait que si le capitalisme se maintient en place, c’est qu’il est plébiscité par une conscience fausse, la bourgeoisie dominante étant parvenue à faire croire au prolétariat qu’en capitalisme, tout le monde joue gagnant-gagnant et qu’en libéralisme, tout le monde est libre (les justifications de tous ordres servant à masquer la réalité du renard libre dans le poulailler libre).
La thèse de la conscience fausse n’ayant jamais été cultivée par les partis (car électoralement non porteuse), le capitalisme - tout comme jadis le communisme, qui n’était qu’un capitalisme d’Etat – est un arbre qui cache une immense forêt : le productivisme.
Hélas, plusieurs décennies d’indigence militante et de clientélisme politicien nous font aujourd’hui payer chèrement le prix de cette occultation, si bien qu’immanquablement, toutes les critiques contre le capitalisme sont étouffées dans l’œuf. Mort-nées.
Le productivisme est lui-même d’autant moins critiqué que, depuis Marx, le capitalisme a considérablement évolué : il est devenu « financier ». Mais il l’est devenu non pas par accroissement du goût du lucre (ce que beaucoup se plaisent à croire, manichéisme oblige), mais par le fait même qu’il repose intégralement sur les « nouvelles technologies », leur efficacité supposée et le mythe de l’innovation qu’elles colportent.
Il en est ainsi car, aujourd’hui, la valeur dominante est « la recherche de l’efficacité maximale en toutes choses », pour reprendre l’expression de Jacques Ellul. En clair, ce n’est plus le travail qui est générateur de valeur mais la technique. Quand les patrons se plaignent du coût du travail, il faudrait pouvoir comprendre qu’ils ne témoignent pas tant de cynisme que de pragmatisme dans une société d’autant plus démesurément marchande qu’elle est devenue technicienne.
Nous nous rangeons donc au diagnostic qu’Ellul formulait en 1981 : « le capitalisme est une réalité aujourd’hui historiquement dépassée. Il peut bien durer un siècle encore, cela n’a pas d’intérêt historique. Ce qui est nouveau, significatif et déterminant, c’est la technique ».
C’est en tout cas ce diagnostic que nous mettrons à l’épreuve du débat, lors des deux prochaines rencontres que notre association (Technologos) organise actuellement : ses ateliers d’été et ses assises nationales.
• Ateliers d’été : Résister au productivisme sans « revenir à la bougie ». Un autre rapport à la technique, un autre rapport à la vie : 25-27 juillet, Vallée de Champoléon (Hautes-Alpes) .
• Assises nationales : Technique, croissance et décroissance. Le productivisme, idéologie subliminale : 12-13 septembre, EHESS, Paris .