Les spiritualités de la décroissance.
Paru dans Les cahiers de l'Atelier de décembre 2006.
Les thèses décroissantes sont bien plus qu’une interrogation pour la défense de l’environnement. La remise en cause de l’augmentation de la production et de la consommation s’accompagne souvent d’un discours sur le « vivre mieux » , le « vivre autrement ». Ainsi avec la critique de la croissance il s’agit très souvent d’une remise en cause des modalités du développement c’est-à-dire des transformations sociales et culturelles des sociétés modernes. Les décroissants renouent alors avec des visions du monde très particulières. Ceci apparaît nettement quand on essaye d’expliciter au nom de quoi le développement est critiqué. Ce que l’on observe alors est une forte dimension « religieuse » ou « spirituelle » des pensées de la décroissance. Ainsi, c’est souvent, au nom de valeurs spirituelles, au nom des forces inhérentes à la nature que nombre des auteurs décroissants entendent critiquer notre monde moderne et sa valorisation de la consommation. La critique de la croissance est une critique d’une société privée de sens, détachée par la technologie d’une ontologie structurante. Les thèses de l’après développement et de la décroissance entendent alors recourir au ré-enchantement du monde par une quête de l’ascétisme pour sortir de la société matérielle de croissance. Vincent Cheynet, fondateur de Casseurs de pub qui publie le journal La Décroissance, reprend cette idée lorsqu’il évoque les dix principes de la décroissance. 9ème point : « Développement personnel : La société de consommation a besoin de consommateurs serviles et soumis qui ne désirent plus être des humains à part entière. Ceux-ci ne peuvent alors tenir que grâce à l’abrutissement, par exemple, devant la télévision, les "loisirs" ou la consommation de neuroleptiques (Proxac). Au contraire, la décroissance économique a pour condition un épanouissement social et humain. S’enrichir en développant sa vie intérieure. Privilégier la qualité de la relation à soi et aux autres au détriment de la volonté de posséder des objets qui vous posséderont à leur tour. Chercher à vivre en paix, en harmonie avec la nature, à ne pas céder à sa propre violence, voilà la vraie force ». Ainsi, Vincent Cheynet considère que « nous vivons dans la profanation continuelle du sacré ; le sacré c’est à dire les valeurs : le partage, la tolérance, l’amitié, et dans la sacralisation du profane : la technique, la consommation ou l’argent. Et l’humain ne vit pas sans sacré ». C’est la nature de ce sacré qui nous questionnera dans cet article. Quelle est l’origine des thèses spirituelles à partir desquelles s’envisage ce « ré-enchantement » du monde ? Dans les revues, L’Écologiste, Silence ou La décroissance, fers de lance de la promotion de ce concept, on trouve tour à tour des éloges des croyances en Gaia la Terre Mère, des panégyriques d’un certain christianisme « primitif », et des présentations du transcendantalisme gandhien. On essayera de voir comment ces doctrines peuvent être utilisées dans une critique de la société technicienne de croissance. Et on s’interrogera sur ce qui fait l’unité de cet ensemble a priori hétéroclite
Les thèses décroissantes sont bien plus qu’une interrogation pour la défense de l’environnement. La remise en cause de l’augmentation de la production et de la consommation s’accompagne souvent d’un discours sur le « vivre mieux » , le « vivre autrement ». Ainsi avec la critique de la croissance il s’agit très souvent d’une remise en cause des modalités du développement c’est-à-dire des transformations sociales et culturelles des sociétés modernes. Les décroissants renouent alors avec des visions du monde très particulières. Ceci apparaît nettement quand on essaye d’expliciter au nom de quoi le développement est critiqué. Ce que l’on observe alors est une forte dimension « religieuse » ou « spirituelle » des pensées de la décroissance. Ainsi, c’est souvent, au nom de valeurs spirituelles, au nom des forces inhérentes à la nature que nombre des auteurs décroissants entendent critiquer notre monde moderne et sa valorisation de la consommation. La critique de la croissance est une critique d’une société privée de sens, détachée par la technologie d’une ontologie structurante. Les thèses de l’après développement et de la décroissance entendent alors recourir au ré-enchantement du monde par une quête de l’ascétisme pour sortir de la société matérielle de croissance. Vincent Cheynet, fondateur de qui publie le journal , reprend cette idée lorsqu’il évoque les dix principes de la décroissance. 9 point : « Développement personnel : La société de consommation a besoin de consommateurs serviles et soumis qui ne désirent plus être des humains à part entière. Ceux-ci ne peuvent alors tenir que grâce à l’abrutissement, par exemple, devant la télévision, les "loisirs" ou la consommation de neuroleptiques (Proxac). Au contraire, la décroissance économique a pour condition un épanouissement social et humain. S’enrichir en développant sa vie intérieure. Privilégier la qualité de la relation à soi et aux autres au détriment de la volonté de posséder des objets qui vous posséderont à leur tour. Chercher à vivre en paix, en harmonie avec la nature, à ne pas céder à sa propre violence, voilà la vraie force ». Ainsi, Vincent Cheynet considère que « nous vivons dans la profanation continuelle du sacré ; le sacré c’est à dire les valeurs : le partage, la tolérance, l’amitié, et dans la sacralisation du profane : la technique, la consommation ou l’argent. Et l’humain ne vit pas sans sacré ». C’est la nature de ce sacré qui nous questionnera dans cet article. Quelle est l’origine des thèses spirituelles à partir desquelles s’envisage ce « ré-enchantement » du monde ? Dans les revues, , ou fers de lance de la promotion de ce concept, on trouve tour à tour des éloges des croyances en Gaia la Terre Mère, des panégyriques d’un certain christianisme « primitif », et des présentations du transcendantalisme gandhien. On essayera de voir comment ces doctrines peuvent être utilisées dans une critique de la société technicienne de croissance. Et on s’interrogera sur ce qui fait l’unité de cet ensemble a priori hétéroclite
Éloge de la Terre Mère
La vision d’une Terre Mère sacrée représentant un cosmos sacralisé où homme et nature vivent en harmonie de manière « homéothélique » est une des composantes du rapport au sacré des décroissants. Les principaux représentants de cette vision d’une écologie profonde sont Edward Goldsmith, Pierre Rabhi, Jacques Grinevald et Herve René Martin. Pour Edward Goldsmith, directeur de la revue L‘Écologiste, auteur du Tao de l’écologie, « l’écologie est une foi » et elle doit refléter les valeurs de la biosphère. Car le « psychisme de l’homme est mal adapté au paradigme scientifique et économique ». Pour cet auteur, dont la revue joue un rôle central dans la promotion du concept de décroissance, « l’homme qui est par nature un chasseur cueilleur » est détourné de son ordre naturel par le développement économique, coupable d’augmenter la « désadaptation psychique » et cognitive des êtres humains. Ils sont ainsi détournés de l’ordre naturel, par essence hiérarchisé et stable. « L’ordre comme l’avait bien compris l’homme traditionnel, est une caractéristique essentielle de la hiérarchie gaïenne ». Edward Goldsmith entend alors développer une écologie non darwinienne. Le darwinisme est rejeté car il conçoit l’environnement naturel dans lequel vivent les espèces de manière non finalisée, trop « anonyme ». Il désacralise le cosmos et la vision téléologique du monde que suppose la cosmogonie décroissante. Darwin, qui ose « voir du hasard dans la constitution de l’ordre », n’est pas assez religieux. Il enracine sa défense de la nature en dehors de la science et lutte contre les environnementalistes qui « cherchèrent à discréditer le concept d’équilibre de la nature ». L’écologie ne peut être que « subjective », « chargée d’émotion », c’est une foi. La nature est un tout ordonné avec une morale intrinsèque. Refuser le développement et décroître est le seul moyen de limiter les processus « anti-évolutifs » que sont le progrès et le développement économique. La décroissance est le moyen de se replonger dans le flux vital de la Terre Mère et l’ordre cosmique.
La vision d’une Terre Mère sacrée représentant un cosmos sacralisé où homme et nature vivent en harmonie de manière « homéothélique » est une des composantes du rapport au sacré des décroissants. Les principaux représentants de cette vision d’une écologie profonde sont Edward Goldsmith, Pierre Rabhi, Jacques Grinevald et Herve René Martin. Pour Edward Goldsmith, directeur de la revue , auteur du , « l’écologie est une foi » et elle doit refléter les valeurs de la biosphère. Car le « psychisme de l’homme est mal adapté au paradigme scientifique et économique ». Pour cet auteur, dont la revue joue un rôle central dans la promotion du concept de décroissance, « l’homme qui est par nature un chasseur cueilleur » est détourné de son ordre naturel par le développement économique, coupable d’augmenter la « désadaptation psychique » et cognitive des êtres humains. Ils sont ainsi détournés de l’ordre naturel, par essence hiérarchisé et stable. « L’ordre comme l’avait bien compris l’homme traditionnel, est une caractéristique essentielle de la hiérarchie gaïenne ». Edward Goldsmith entend alors développer une écologie non darwinienne. Le darwinisme est rejeté car il conçoit l’environnement naturel dans lequel vivent les espèces de manière non finalisée, trop « anonyme ». Il désacralise le cosmos et la vision téléologique du monde que suppose la cosmogonie décroissante. Darwin, qui ose « voir du hasard dans la constitution de l’ordre », n’est pas assez religieux. Il enracine sa défense de la nature en dehors de la science et lutte contre les environnementalistes qui « cherchèrent à discréditer le concept d’équilibre de la nature ». L’écologie ne peut être que « subjective », « chargée d’émotion », c’est une foi. La nature est un tout ordonné avec une morale intrinsèque. Refuser le développement et décroître est le seul moyen de limiter les processus « anti-évolutifs » que sont le progrès et le développement économique. La décroissance est le moyen de se replonger dans le flux vital de la Terre Mère et l’ordre cosmique.
Pierre Rabhi, suit cette logique dans son ouvrage Parole de terre. Une initiation africaine, où il prône un « retour à la Terre Mère », afin de retrouver le « Grand Ordonnateur ». Pour Pierre Rabhi , l’écologie est un retour spirituel à la terre, un « recours à la terre ». Et il n’entend pas faire de métaphore, il le dit très clairement le cosmos est un « Univers silencieux d’une extrême complexité, siège d’une activité intense générée par des micro-organismes, levures, champignons, vers de terre … etc., elle est régie par une sorte d’intelligence mystérieuse et immanente. C’est dans ce monde discret que s’élaborent, comme dans un estomac, les substances qui permettront aux végétaux de se nourrir, de s’épanouir pour se reproduire, et c’est aux végétaux que les humains et les animaux doivent leur propre survie. Il est donc urgent de reconnaître que la dénomination « terre-mère » n’est pas une métaphore symbolique ou poétique, mais une évidence objective. » Cette vision s’inscrit dans une spiritualité profonde. Il le dit très dans une interview donnée à la revue Silence. « Pour moi la spiritualité est totalement implicite. Ma propre vie ne peut se concevoir sans cela. Mon retour à la terre se concevait sur la base d’une dimension dite spirituelle ». L’écologie doit renouer avec les valeurs féminines de mère nature contre le déracinement causé par le développement technique inspiré des valeurs masculines de la rationalité. Pierre Rabhi est d’ailleurs créateur du « Mouvement “Appel pour une insurrection des consciences” » qui pose le thème de la perte de spiritualité comme problème central de la société occidentale.
On retrouve des thèses assez proches aujourd’hui aux Etats-Unis avec des théologiens comme Matthew Fox. Cet ancien moine dominicain condamné par le Vatican est le théoricien d’un christianisme cosmique lié à Gaia, la Déesse Terre. On trouve d’ailleurs ce mélange chez nombre de décroissants. On constate une certaine fascination pour les mythes des déesses antiques et des religions supposées « matriarcales ». Les figures des Déesses Mère ou de la Terre Mère qui renouent avec une forme de panthéisme ou de paganisme autour de « Gaia » et de l’ordre naturel. Il s’agit de vanter l’alliance naturelle entre les divinités féminines et l’homme. Un ordre fusionnel naturel où l’homme est inséré est fantasmé. Cette vision est aussi partagée par un auteur comme Jacques Grinevald membre de la rédaction du journal La Décroissance qui défend l’écoféminisme et Gaia. Les écoféministes vont lutter contre la séparation entre humains et non-humains qu’ils estiment être des catégories symboliques masculines. L’être humain est dénaturé par la technique. Il aurait été artificialisé à cause de l’ambition masculine de sortir de sa condition animale. Pour les écoféministes, ce monde artificiel et technique qui est sous l'autorité masculine a été créé par l’homme. L'homme aurait éradiqué et masqué son attache corporelle et émotionnelle naturelle que les femmes, elles, ont su conserver. L’homme aurait créé un système symbolique permettant de dominer les femmes et la nature. Ainsi, pour Pierre Rabhi, dans son livre d’entretien avec Nicolas Hulot Graines de possibles, il explique que la nature masculine technique l’aurait emporté sur la nature naturelle et non technique des femmes car « à [sa] connaissance, il n’y a pas une seule femme qui ait inventé une bielle ou un engrenage ! ». C’est pourquoi on assisterait à une « dégénérescence de l’espèce », un délitement de l’organisation sociale, suite au triomphe de la modernité qui a détruit les structures sociales traditionnelles qui privilégiaient les valeurs dites féminines. Pierre Rabhi défend aussi cette alliance sacrée entre la Terre et l’homme : « Il y a alors une colère silencieuse, et l’anneau d’alliance qui réunit la terre, les plantes, les animaux et les hommes entre eux est rompu. » et « les êtres humains les plus avisés savent que le chemin le plus juste passe par la reconstitution de l’anneau rompu ». Les auteurs écoféministes souhaitent l’instauration de nouvelles valeurs éthiques plus naturelles car plus proches de celles sensées avoir existé avant la religion patriarcale : le souci de l'amitié, la réciprocité dans les relations, la confiance, l'absence d'autoritarisme. Charlène Spretnak, qui est une des principales théoriciennes aux Etats-Unis de l’écoféminisme, utilise comme modèle les représentations du néolithique où « la terre mère, les éléments et les animaux étaient respectés ». La période pré indo-européenne devient un argument politique « Je ne suggère pas que l'ère néolithique pré indo-européenne était parfaite, ni que nous devrions tenter d'y retourner. Cependant, leur art et les objets retrouvés apportent la preuve d'une compréhension raffinée de nos relations mutuelles avec la nature et ses cycles. Le respect de ces processus contextuels est pour nous riche d'enseignements sur le plan de la dualité ». C’est encore une représentation d’un ordre fusionnel qui est au cœur de ces analyses. On peut s’intéresser avec attention aux propos de Charlène Spretnak, car Jacques Grinevald, cheville ouvrière du journal La Décroissance et de L’Ecologiste, conseiller scientifique de la revue Silence et auteur de la préface de l’ouvrage La Décroissance de Nicholas Georgescu-Roegen, lui adresse un véritable panégyrique: « il est clair comme le souligne depuis des années Charlène Spretnak, qu’on ne peut séparer l’écologie politique et l’écologie spirituelle. […] Comme le disait le poète la femme est l’avenir de l’Homme. Notre Terre Mère, Gaia, notre Biosphère, notre nouvelle Matrie planétaire, est une nouvelle figure du sacré qui tient compte des générations futures et de la biodiversité nécessaire à l’existence même de la Biosphère».
.Un certain christianisme.
Cette communion dans la Grande Terre Mère n’est pas incompatible avec un certain christianisme. Ainsi on verra aussi à plusieurs reprises des thèses chrétiennes, utilisées dans la galaxie décroissante. Ceci tout d’abord chez les trois pères fondateurs de l’écologie Jacques Ellul, Bernard Charbonneau et Ivan Illich. Ces trois auteurs ont écrit des « théologies » de la technique extrêmement proches, même si Jacques Ellul était protestant, Bernard Charbonneau « agnostique » ou « post-chrétien » et Ivan Illich prêtre catholique. D’abord Jacques Ellul et Bernard Charbonneau. Ils s’inscrivent dans la philosophie personnaliste des années 30. Et ils resteront fidèles à cette analyse toute leur vie.
Bernard Charbonneau dans Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, Le système et le Chaos ou Je fus explicite les bases théologiques de sa pensée. Pour lui l’Homme a besoin de Nature et de liberté, ce que le développement ne permet pas. Car le développement industriel et technique est une Grande Mue que l’on peut assimiler à un processus d’objectivation et de rationalisation du monde. Or pour lui ce «développement incontrôlé menace l'homme dont l'esprit s'incarne en un corps » . Au nom de la défense de la personne c’est-à-dire d’une entité ou vie matérielle et transcendante seraient pleinement liées, il critique la dépossession technique par le système symbolique qu’est la science. Perte de liberté qui est pour lui insupportable. Dans certains cas cette recherche de liberté ira, pour lui, même, jusqu’à la critique des doctrines religieuses accusées de participer à cette dépossession de la personne en sous-estimant la force du vécu. C’est d’ailleurs ce que développe Charbonneau dans Nicolas Berdiaeff : le chrétien, individu ou personne ? où s’inscrivant dans la tradition chrétienne il met au cœur de sa critique du développement, l’incarnation. Pour lui la liberté est l’Esprit se faisant chair. Dans une logique qui prend le Christ pour modèle de transcendance en action, en incarnation, il défend qu’être libre c'est accepter et non fuir la tension entre un impératif spirituel et les difficultés à l'incarner dans la nature et dans la société. Or cela seul un individu peut le réaliser dans sa vie : « entre le réel et la terre, entre l'idéal et le réel, il faut un médiateur et il n'y en pas d'autre qu'un homme ; pour s'incarner l'esprit n'a jamais usé d'autre biais » Cette thèse se rattache au souhait d’une incarnation ici et maintenant du corps du Christ. C’est un appel à la perfection divine ici bas. A l’axe vertical de la croix Charbonneau préfère l’axe horizontale d’une incarnation historique de l’Esprit, une mise en pratique de l‘Esprit.
On retrouve cette analyse chez Jacques Ellul. Dans la moitié de son œuvre qui est théologique, il s’interroge sur la perte de sens du monde moderne et sur la dépossession symbolique et spirituelle de l’homme moderne à cause de la technique. Dans Présence au monde moderne, Les nouveaux possédés, Sans feu ni lieu : signification biblique de la Grande Ville, La parole humiliée etc. Jaques Ellul théorise un refus du développement et de la croissance qui structure aujourd’hui encore l’argumentation décroissante. Pour lui la technique s’inscrit dans un système de croyances basé sur le mythe de la Raison et du Progrès. La science est de l’orgueil, un déni de la mort lié à l’ abandon de la spiritualité et à une perte du sens du sacré. L’homme pense pouvoir lutter contre sa finitude en analysant et objectivant le cosmos de manière à le maîtriser et le prévoir. Musique, art contemporain, publicité etc. Ellul essaye de montrer comment toutes les activités humaines ont perdu leur sens en se technicisant. C’est un vrai processus de désincarnation qu’il décrit. Or « Dieu s'est incarné, ce n'est pas pour que nous le désincarnions ». Ellul appelle donc ses lecteurs à sortir du système technicien. Et la réponse à l’ensemble de ses méfaits ne peut se faire qu’une conversion spirituelle. L’écologie est alors consubstantielle d’une reconstruction spirituelle des « personnes ».
On retrouve cette analyse chez Jacques Ellul. Dans la moitié de son œuvre qui est théologique, il s’interroge sur la perte de sens du monde moderne et sur la dépossession symbolique et spirituelle de l’homme moderne à cause de la technique. Dans , , , etc. Jaques Ellul théorise un refus du développement et de la croissance qui structure aujourd’hui encore l’argumentation décroissante. Pour lui la technique s’inscrit dans un système de croyances basé sur le mythe de la Raison et du Progrès. La science est de l’orgueil, un déni de la mort lié à l’ abandon de la spiritualité et à une perte du sens du sacré. L’homme pense pouvoir lutter contre sa finitude en analysant et objectivant le cosmos de manière à le maîtriser et le prévoir. Musique, art contemporain, publicité etc. Ellul essaye de montrer comment toutes les activités humaines ont perdu leur sens en se technicisant. C’est un vrai processus de désincarnation qu’il décrit. Or « Dieu s'est incarné, ce n'est pas pour que nous le désincarnions ». Ellul appelle donc ses lecteurs à sortir du système technicien. Et la réponse à l’ensemble de ses méfaits ne peut se faire qu’une conversion spirituelle. L’écologie est alors consubstantielle d’une reconstruction spirituelle des « personnes ».
Pour Ellul, le refus du système technicien et de tous les aspects du monde moderne se fait au nom de la liberté que crée l’Evangile. L’être humain doit se retrouver grâce à la foi. S’inspirant de l’Ecclésiaste et considérant que « vanité, tout est vanité », Ellul estime que c’est dans l’ascétisme que se trouve l’alternative au système technicien. Elle peut avoir lieu ici et maintenant car «Jésus-Christ dans son incarnation apparaît comme le moyen de Dieu, pour le salut de l'homme, et pour l'établissement du Royaume de Dieu. Mais là où est Jésus-Christ là est aussi ce salut et ce royaume » mais pas dans un cadre politique. Pour Ellul, l'homme occidental moderne pense à tort que tous les problèmes sont susceptibles d'une solution par la politique, laquelle devrait réorganiser la société. Or elle ne permet pas de répondre aux problèmes personnels, celui du bien et du mal, du vrai et du juste, du sens de sa vie, de la responsabilité devant la liberté... Or ce dont ont besoin les individus c’est d’une re-symbolisation qu’empêche la technique et la politique.
Cette vision est très proche de l’analyse de Ivan Illich. Cet ancien prêtre catholique, concentre sa critique sur les dispositifs institutionnels : l’école, le système médical, le système économique. Dans ses nombreux ouvrages Libérer l’avenir, Une société sans école , Energie et équité , La convivialité et Némésis médicale il dénonce des institutions qui dépersonnalisent les individus et les soumettent à des corps de spécialistes. En créant un individualisme forcené et en uniformisant les individus ces méga-machines empêchent la pleine émancipation des individus. L’énergie personnelle et spirituelle des individus est captée par ces dispositifs technicisés qui humilient la chair de l’homme. C’est pourquoi Illich s’oppose à la croissance et répertorie cinq menaces portées à la population de la planète par le développement industriel : « 1. La sur-croissance menace le droit de l'homme à s'enraciner dans l'environnement avec lequel il a évolué. 2. L'industrialisation menace le droit de l'homme à l'autonomie dans l'action. 3. La surprogrammation de l'homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité. 4. La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c'est-à-dire à la politique. 5. Le renforcement des mécanismes d'usure menace le droit de l'homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel ». La technique et la croissance qu’elle engendre, nient l’unité charnelle de la vie et empêchent une structuration symbolique autonome. La construction d’un système de symboles extérieurs à l’homme et rationalisés permet l’émergence de divers corps de spécialistes se servant de leur savoir pour dominer les individus. Dans ce système industrialisés l’homme a perdu tout sens du monde. Cette complexification organisationnelle et symbolique de la vie se retourne contre les individus et crée une véritable « contre-productivité ». Les vies des individus n’ont plus de sens. En segmentant les activités, en rationalisant les organisation, en spécialisant les compétences les individus perdent tout sens de l’existence. Il faut donc retrouver le sens de la « convivialité » que permet une vie simple sans intermédiaires techniques. C’est d’ailleurs le titre d’un de ses ouvrages La perte des sens republié récemment par les décroissants.
Cette vision se retrouve aussi dans l’éloge de Saint François d‘Assises par nombre de décroissants. François de Ravignan affirme d’ailleurs : « On pouvait cependant trouver un bel exemple de cette responsabilité, exprimée dans le langage de la fraternité avec tous les êtres vivants, dans la tradition inaugurée au début du XIIIème siècle par François d'Assise, qui s'exprime si merveilleusement dans son Cantique du Soleil et qui s'est tant bien que mal transmise à travers les communautés qu'il a fondées. Le monde occidental dans son ensemble a pris hélas une autre voie ». Propos qui sera repris par Sophie Divry et Jacques Grinevald dans le numéro 25 de La Décroissance où ces auteurs affirment que « n’en déplaisent aux athées, l’écologie a un saint patron : François d’Assise ».
L’ontologie religieuse répond à la dissolution capitaliste dans la multitude des identités et du pouvoir. L’éloge de la pauvreté volontaire au nom de la spiritualité, la recherche d’une incarnation et de la construction or de la société technicienne de personne amène les décroissants à renouer en définitive un « christianisme primitif et sans église » que l’on retrouve dans la tradition du Libre Esprit. Cette doctrine trouve ses racines dans la doctrine hérétique vaudoise (XIIème siècle) défendue par Pierre Valdo. Ce riche marchand renonce à ses biens et vante l’ascétisme, ce qui produira son succès. En réaction, l’Eglise catholique développe une analyse proche : la doctrine franciscaine. C’est la même tradition qui produit le Joachimisme, tiré de la branche « spirituelle » franciscaine inspirée de Joachim de Flore et qui radicalise cette idée de pauvreté volontaire. On retrouve tout au long de l’histoire, cette posture avec des mouvements en appelant au christianisme primitif et à sa pauvreté, que ce soient les apostoliques inspirés par Gerardo Segratti, boutiquier de Parme renonçant à ses biens, les taborites, les alumbrados ou les adamites. Il s’agit en définitive de modèles privilégiant la venue ici bas du Royaume de Dieu. Des modèles favorisant l’Incarnation christique. Une vision spirituelle basée sur des pratiques quotidiennes.
Cette valorisation de pratiques spirituelles se retrouvent aussi dans la valorisation dans les milieux décroissants de Gandhi.
Gandhi et Thoreau les sagesses entre Orient et Occident.
Gandhi et David Thoreau sont deux autres figures centrales inspirant les décroissants. David Thoreau est un pionnier de l’écologie américaine. Après avoir lu le livre fondateur de l’hindouisme, le Bhagavad Gita, il rejoint la forêt de Walden, dans le Massachusetts, pour vivre la pureté naturelle non dégradée par la civilisation. Sa doctrine s’inspire aussi des thèses de l’anglais John Ruskin, critique d’art et représentant avec le pasteur Ralph Waldo Emerson du transcendantalisme aux Etats-Unis. Le transcendantalisme considère qu'il existe un esprit commun à tous les hommes. Il présuppose une nature où « l'esprit » irrigue l’ensemble des éléments naturels, dont l’homme n’est qu’une partie. Chaque individu est en même temps l'Univers. Il lui faut pour cela avoir confiance en lui et rompre avec un monde où « tous les hommes se targuent d'améliorer la société, mais aucun homme ne s'améliore ». Cette doctrine est mélangée par Gandhi avec l’hindouisme, qui postule aussi un ascétisme et une unicité divine du monde vivant, végétal, animal ou humain. Cette vision spirituelle n’est pas très éloignée du christianisme primitif de Léon Tolstoï, auteur connu pour ses romans mais assez peu pour l’influence qu’il a eu sur Gandhi par sa correspondance. Tolstoï qui abandonne son mode de vie bourgeois pratiquera un ascétisme paysan à la fin de sa vie en vantant ce christianisme primitif.
A partir de cet éloge de l’austérité ou de la simplicité volontaire, nombre de décroissants prennent pour référence la vie de Gandhi. Par exemple dans le journal La Décroissance, la vie en écovillages dans la communauté de l’Arche de Lanza del Vasto sera prise en exemple. Lanza del Vasto est né en septembre 1901 en Italie. En 1937 il suit Gandhi en qui il voit « celui qui apporte une solution aux problèmes des hommes, ouvre les chemins de la Paix par la non-violence, propose une réponse aux excès et désordres, aux fureurs de la civilisation technicienne et mercantile ». Dans les années 50, il publie le Pèlerinage aux Sources et crée plusieurs communautés dites de l'Arche appliquant le mode de vie gandhien en Occident. Ces communautés créées dans les années soixante, soixante-dix, entendent mettre en œuvre en Europe les leçons de l’ascétisme hindouiste et gandhien. La revue Silence consacrera certaines de ses couvertures à Gandhi en tant que prophète de la décroissance et de la non-violence. Les communautés de l’Arche de Lanza del Vasto seront sans cesse citées en exemple, comme des éco-villages ayant défini un autre rapport aux valeurs occidentales et au développement. Ces hameaux vivent dans la pauvreté gandhienne. Cette filiation religieuse gandhienne est aussi revendiquée par le fondateur de l’écologie profonde Arne Naess qui inspire la revue L‘Écologiste. . Elle est aussi clairement assumée par l’ancien diplomate et ministre ayant représenté l’Iran à l’ONU, Majid Rahnema qui écrit régulièrement dans les publications décroissantes. Dans son ouvrage Quand la misère chasse la pauvreté et dans ses nombreux articles, s’inspirant de Gandhi il affirme qu’il faut vivre « au diapason du Dieu qu’[on s’est] choisi ». Ainsi, Majid Rahnema, qui écrit régulièrement dans les revues La Décroissance et L’Ecologiste, valorise la pauvreté des sociétés traditionnelles, la « pauvreté conviviale des sociétés vernaculaires » qui assurent une subsistance minimale des individus membres d’une communauté lorsqu’ils ne sont pas « des populations déracinées et dépossédées de leurs richesses traditionnelles » grâce à une simplicité de mode de vie.
En posant la question de la consommation sous l’angle de l’austérité, les décroissants abandonnent la question de la répartition des richesses et même délégitiment les revendications pour la réduction des écarts de niveau de vie. Toute revendication d’augmentation du pouvoir d’achat est vue comme une tentative de généralisation d’un mode de consommation insupportable pour la planète. De la préoccupation vis-à-vis de la pauvreté matérielle, on passe au problème de la pauvreté spirituelle. Grâce à ce renversement, seule la faible consommation ou la limitation draconienne des besoins permet une vie saine et naturelle. Il y a déjà trente ans, Illich, dans la tradition monacale et religieuse s’inspirant de saint Thomas d’Aquin parlait d’austérité c’est-à-dire ce qui exclut le superflu. Majid Rahnema et d’autres décroissants reprendront de manière répétée cette vision de la pauvreté. La Décroissance titre en une « Vive la pauvreté ! ». Ainsi, les décroissants utilisent tour à tour le terme de pauvreté, d’austérité et de simplicité pour définir le mode de vie décroissant à suivre pour sauver la planète. Ils veulent, comme Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, « prendre le maquis de la pauvreté », c’est-à-dire « résister grâce à la pauvreté », l’austérité ou la frugalité. La notion de pauvreté est détournée au profit d’une conception religieuse de la pauvreté. L’idée de privation est inversée : c’est la consommation qui est théorisée comme une privation d’être. Ainsi, la richesse constitue une entrave à l’épanouissement personnel, l’ « enrichissement matériel devient nuisible ». La richesse est même perçue comme une « atteinte aux droits de l’homme ». Ceci car les objets nous possèdent et nous aliènent. Gandhi ou Thoreau avec leur pratique d’un ascétisme affirmé ouvrent alors la voix aux philosophies de la décroissances.
C’est le mélange de ces approches religieuses ou spirituelles, culte de la Terre Mère, de christianisme « incarné », de gandhisme que tentent une partie du mouvement décroissant et certains écologistes. C’est d’ailleurs dans ce sens que le World Wildlife Front, a lancé une mission écologie et spiritualité pour « ré-enchanter le monde », qui prolonge des actions menées en direction d’une écologie religieuse. Ainsi le WWF a lancé dès 1986 à Assise en Italie, un travail entre religion et écologie. C’est dans la même logique qu’en 2000, à Katmandou, au Népal, le WWF organisait la cérémonie « 26 Cadeaux Sacrés pour une planète vivante» avec les différents représentants religieux du monde. En France, le WWF-France a ainsi organisé une rencontre inter-religieuse en octobre 2001 au Monastère orthodoxe de Solan, près d'Uzès dans le Gard et un colloque en avril 2003 au Mont-Saint-Michel sur Ecologie et spiritualité. Ce colloque a d’ailleurs été longuement annoncé et commenté par Thierry Jaccaud dans la revue L’Ecologiste.
Ce qui peut interroger c’est la naturelle réelle des points communs entre ces inspirations des décroissants. Il apparaît que dans tous les cas le cosmos est sacralisé et l’homme est mis sur le même plan que la nature. Une unicité sacrée du cosmos est pensée. Le point commun de ces doctrines a priori assez hétéroclites est d’être en rupture avec les institutions religieuses établies. Ces pensées envisagent une « alliance cosmique » directe entre l’homme et la nature, sans institutions, ni médiateur. Il s’agit d’une forme plutôt « fusionnelle » de rapport au sacré, sacralisant la nature et supposant une réalisation ici bas d’un état divin dans la nature. Le divin est alors présent en toute chose. Et c’est l’Incarnation c’est-à-dire le vécu en acte de la spiritualité qui est mis en avant. Dans les comportements, ces doctrines semblent toutes s’attacher à nier les désirs humains matériels et à favoriser le travail sur soi, l’ascétisme pour atteindre un état de communion avec l’ordre cosmique. L’accent est fortement mis sur l’aspect individuel des conversions et sur leur exemplarité de ces choix. Le salut est vu comme un acte individuel de pauvreté volontaire pouvant inspirer les autres individus et réduire l‘impact environnemental d‘une société technicienne et consumériste.
Il est clair que la propagation du concept de décroissance correspond à un remplacement d’une critique sociale du capitalisme par une critique « inspirée » et spirituelle. La catastrophe écologique annoncée permet la fusion de toutes les angoisses. Et la complexification de notre société technicienne pousse certains à refuser tout détachement idéel par rapport à la réalité. A un moment où la société est traversée par des angoisses de mort, nombre de décroissants remettent en cause la raison, critiquent la technique et se réfugient dans le religieux ou le spirituel. L’écologie n’échappe pas à cette tendance sociale.